Matière et anti-mémoires (un texte de Christophe Alsaleh)

Les Carnets graphiques de Pascal Tessier : Matière et anti-mémoires.
par Christophe Alsaleh



Les carnets graphiques de Pascal Tessier sont une pensée du monde.
 
La pensée est habitation du temps et de l'espace, une habitation imparfaite. Il ne s'agit pas de construire une demeure idéale, un palais, une tour d'ivoire, mais de se loger, avec les difficultés connues. Se loger, c'est occuper un temps un lieu qui ne nous appartient pas, ou, dans tous les cas, qui ne nous revient pas de droit, qui a un prix, le prix d'un achat ou le prix d'un loyer. Pourquoi ces images?

Parce que je crois qu'il faut avant tout se représenter très matériellement ce que fait Pascal Tessier. Pascal Tessier achète des carnets du même modèle, du même format, un format transportable, et les remplit, jour après jour, au stylo noir. Des stylos qui s'usent, des stylos jetables. Les carnets restent. Et les photographies, postées sur le blog uchronie.net, ne sont qu'un écho, qu'une présentation. La projection de ce film est sans doute plus fidèle à la réalité de carnets qui sont une matière, qui sont la matière première de ce que fait Pascal Tessier.
 
Du seul fait d'être trimballés, ils sont le support concret de ce geste. Un geste contraint par l'exigence de poser jour après jour des dates, de prendre date jour après jour de la présence d'un carnet, qui, tel un corps humain, change de peau, se renouvelle. Matière à laquelle on donne vie dans l'acquisition. Constance du geste d'acquisition. Constance de la prise de date. Stabilité dans le transitoire réglé de la chronologie-type du calendrier... Ainsi se forme l'u-chronie...
 
J'insiste. Les carnets graphiques ne sont pas pour moi une forme esthétique, mais une matière à penser. L'idée du temps comme matière me séduit bien davantage que l'idée d'un temps comme contenant vide et amorphe dans lequel toutes les aventures, événements, situations viendraient mollement se déposer... Le temps, c'est brut. On en a en partage une certaine quantité, un revenu net, dont le montant exact est, à dire vrai, inconnu. Mais c'est comme ça. Pas question de dramatiser l'échéance; mais affirmer seulement, répéter simplement que nul ne nous demande de tenir un compte quelconque de toutes ces heures passées à vivre, même si le temps nous est compté, indéfinissablement... Pascal ouvre son carnet, inscrit la date du jour. Quel jour, quelle date? Peu importe: il inscrit la date du jour, tous les jours... Cela suffit pour qu'il y ait rencontre d'un geste et d'une matière, fini.

Ainsi identifiée (ou du moins nommée selon ce que j'ai pu en penser), la réalité du carnet, matière plutôt que forme, on comprendra que l'appréciation esthétique que je vais porter, développer, ne consistera pas à transcrire ce que j'ai lu ou vu (dans un transvasement, une traduction, une translittération de contenu du graphique dans une autre forme d'expression), mais à répertorier et décrire différentes formes de rencontre de cette matière, autrement dit des variétés du geste lui-même. Dans ce répertoire, dans cette description, je vois davantage une épistémologie qu'une esthétique (si tant est qu'il y ait sens à vouloir à toute force établir une paroi étanche entre esthétique et épistémologie...), une théorie de la connaissance comme rencontre d'une matière, comme geste de recherche d'une cohérence, comme appréhension d'une finitude, sachant que l'excessif lui-même (ces « relations primaires de dépendance qui nous rendent influençables, et qui nous forment et nous constituent de manière obscure et permanente » [Judith Butler, Le récit de soi, P.U.F., 2007, p.59]) l'impondérable ne se donne pas (sinon sous les formes du vide ou de la rature).
 
J'ai donc nommé le support, et décrit ma méthode, ma proposition, circonscrit mon discours. Voici donc maintenant ma théorie des Carnets de Pascal: répertoire et description des différentes formes de rencontre de cette matière, des variétés du geste lui-même. Cette manière de faire fait écho à ce que je crois devoir être fait quand il s'agit de parler de la pensée. La pensée n'est pas une expression intime et intérieure, mais une projection contrainte par un excès qui ne se donne jamais, l'excès de l'existence, projection contre une matière qui résiste anormalement. L'imperfection, le pas-fini sont là. Se les masquer dans l'exigence de la Forme esthétique absolue, du Beau, du Vrai, du Net, de l'Impeccable, du Plastique, de la Ligne Claire, c'est à n'y plus rien comprendre. Comprendre au sens plein du terme: saisie d'un seul geste de ce qui est de prime abord et le plus souvent dispersion et multiplicité...

Les Carnets que Pascal m'a fourni datent de juin 2004 à février 2005. Il y a au moins deux niveaux, dans les carnets, un niveau qui est celui du « récit vécu » (dim. 09/08): par exemple, sur la page où apparaît cette expression (« récit vécu ») Pascal a dessiné un paysage (l'autre mention est WALKBEAUCE) , c'est un chemin qui traverse des champs. A l'horizon, le point où le chemin disparaît est légendé par une petit flèche, la légende étant « moi dans 5 minutes ». Il n'y a donc pas, dans le cadre du récit vécu de décalage entre le temps du vécu, et le temps de l'éxécution. Parfois, Pascal s'inclut dans la page, en train de dessiner, vu de haut (ce qu'il voit, s'il se regarde dessiner, enfin pas exactement, il y a toujours le décalage qui consiste à être à la fois dans la page et hors de la page, et qui fait que ce n'est pas exactement ce qu'on verrait si on était à sa place: me. 30/06; ma. 20/07; je 22/07; di 01/08; lu. 02/11...). me. 04/11, on trouve la citation suivante, comme pour expliciter cette auto-inscription dans la page, forme du « récit vécu »: « c'est le regardeur qui fait le tableau, c'est le tableau qui fait le regardeur ». Ce qui nous introduit au deuxième niveau. Le premier niveau était celui du récit vécu. Le second niveau est celui du commentaire. Soit Pascal cite, et l'on peut, par rapport à la fréquence des citations, remarquer des connivences revendiquées, assumées, vécues: avec les écrivains Perec et Musil en particulier, mais il y en a d'autres. Soit Pascal nomme ce qu'il fait, repère par des expressions, certains gestes, et c'est d'après ces termes que je vais nommer et lister quelques variétés du geste:


« énumérations hétérogènes » (di. 27/06)
Dessiner ce qui est autour de soi, c'est énumérer, forcément. A la date du 20 juillet, il y a deux dessins. L'un s'appelle « Abreshviller » (et inclut une auto-inscription, selon la procédure déjà décrite, de Pascal) et l'autre « sur les hauteurs d'Abreshviller ». On aurait envie de dire que l'on a deux vues de cette ville de Lorraine, et jouer sur les deux sens: comment on voit cette ville, à partir d'un certain point de vue, ce que l'on voit à partir de cette ville, lieu incluant un point de vue. Mais pour détacher le dessin du point de vue, pour son inscription propre dans la matière singulière du carnet, il vaut mieux parler d'énumérations. Le dessin « abreshviller » est composé d'une multitude de signes, la plupart identifiés comme des arbres. Combien? Je me représente le geste, les traits, essentiellement dans le rendu d'une verticalité. Le dessin « sur les hauteurs d'Abreshviller » compte surtout des « nuages », ou ce que j'ai envie d'appeler ainsi, parce que tout, de la manière dont j'ai appris à appréhender un croquis jusqu'au contexte même d'inscription, donné par la forme « récit vécu », me dit que ce sont des nuages. Combien? Je me représente le trait, les gestes, essentiellement dans le rendu d'une horizontalité. Le dessin « abreshviller » occupe une page (la page de droite). Sur la page de gauche, une longue citation, qui prend toute la page. Il s'agit, c'est précisé entre crochets droits, d'une « nouvelle composée à partir des textes de Anaïck de Launay, Stacy Absalom, Elizabeth Graham, Roumelia Lane, Henriette Rain, Kay Thorpe, Lilian Peake, Marilyn Davids, Violet Winspear, Elisabeth Lashton, Meg Hudson, Rosemary Carter, Flora Kidd. » Des noms de femmes. Combien? Plus ou moins que les portraits de femmes sur la double page du 21/08, qui porte la mention « ni sujet ni objet [une flèche horizontale pointant vers la droite] projet »? Je me représente la même activité, qui fait un récit à partir de citations, une composition à partir de portraits, qui s'inscrit dans la page sous la forme d'énumérations qui ne se suffisent pas, qui ne se recoupent pas, qui ne totalisent jamais les gestes éphémères et micro-situés. La double page, « sur les hauteurs d'Abreschviller », demeure. Elle. Vide. Presque.


« Linguistique picturale - langage visuel » (lu. 28/06)
Dans tout signe, qu'il soit envahi ou non par la fonction représentative, il y a l'index d'une opération possible, ou d'une fonction possible, ce qui veut dire une ensemble d'opérations... Et la représentation, elle-même, est une fonction possible du signe. L'usage purement formel est toujours un usage de signe, ou plutôt une fonction possible. L'usager se projette dans cette fonction et en est le vecteur d'accomplissement, autant que possible. « La forme se signifie » (di. 05/12). La réflexion sur le signe lui-même est plus qu'explicite dans les Carnets. Samedi 25 septembre, une double page met le syntagme « signe » au centre d'une image composite de logos et de nuages, à droite. A gauche, une liste intitulé « industries productrices du signe » signale comme telles l'art contemporain, le design, le spectacle, la communication, le ciné, la télé, la radio, l'édition, la presse, internet. Si les Carnets sont pensée du monde, il s'agit d'un monde saturé de signes, produits comme des index d'opérations toujours plus circonstanciées, toujours plus orientées, toujours plus contraintes, toujours plus intéressées. La linguistique picturale, le langage visuel, signalé à la date du lundi 28 juin, rappelle que la maîtrise de cette opérationalité du signe est porteuse du meilleur comme du pire. C'est quoi la linguistique picturale, le langage visuel? C'est, par exemple, la série de schémas sur le bord de votre boîte de riz (contenant) qui vous montre (vous dit?) comment faire (opérer) avec son contenu (le riz)? Mode d'emploi pour cuisson de riz, fabrication de soupe instantanée, ou épilation rapide. Pascal cite Chris Ware. Ce langage visuel fait que « les talents de compréhension de la bande dessinée sont aujourd'hui stimulés dans la tête des adultes ». Mais « toujours est-il que ce 'langage visuel' est utilisé par l'armée depuis de longues années car son attrait humoristique et transculturel pour une vaste étendue d'ignorants en a fait le moyen idéal pour expliquer la mécanique de l'armement et de la tuerie. » Faire sortir ce langage visuel du flux de la consommation courante (sachant qu'il n'y a qu'un pas de la consommation courante au meurtre généralisé) pour l'inscrire dans la page (l'exemple le plus frappant étant, je pense, aux dates du mercredi 29/09 et du samedi 09/10): moyen de stimuler la bande-dessinée pour neutraliser l'instrumentalisation des esprits. Ainsi du camembert statistique du 29 septembre, varié pour être autre chose qu'une répartition d'on ne sait plus quel phénomène. Dimension politique des Carnets? Oui, sans doute. Mais politique de l'usage des signes, loin, très loin de la démesure prophétique...


« Dessins mnémoniques » (di. 31/10)  
On remarque aussi les « dessins-manifestes » (ma. 27/07): Pascal dessine souvent les oeuvres des autres. Autant de vignettes qui signalent d'autres pensées du monde, d'autres pensées disponibles ailleurs, à condition de se prêter au jeu, d'accepter les gestes qui nous sont proposés dans toutes ces tentatives. Pascal applique d'ailleurs cette technique de report, de vignette, à ses propres pages, puisque, autour du 25/10, il dessine, en miniature des pages passées des Carnets. Ce qui en fait autant de « dessins mnémoniques » (di. 31/10), mais n'oublions pas que la mnémonique fait de l'exercice « autobiographie - auto-citation » (lu. 25/10) une pratique, une construction qui se tourne vers l'épisodique pour y constituer des intériorités ouvertes sur l'extérieur, comme  curieuses architectures intérieures nommées « variations intérieures » (di. 02/01): intérieurs futuristes ouvrant sur un extérieur, qui, pour nous, est un ailleurs, à tel point que l'on se demande où Pascal est allé pour dessiner cela, pour avoir ce « récit vécu », dont il faut accepter la contrainte. C'est parce que les dessins mnémoniques ouvrent sur l'uchronie, qu'il faut les distinguer de la remémoration auto-biographique des « mémoires ». L'auto-citation rappelle à la matière des Carnets de précédentes inscriptions, en fait occasion de nouvelles inscriptions, avec un autre geste que celui de l'inscription première, pré-cédante. Le processus est plutôt celui d'une anti-mémoire.


« cryptogramme - pièges » (lu. 01/11) « caverne » (ma. 30/11)
L'anti-mémoire, c'est quand l'image se fait cryptogramme, piège, caverne. C'est l'ensemble des figures labyrinthiques (17/08, 26/08 [à partir d'un élément de langage visuel relatif à l'épilation], 22/09; 01/11, et surtout 15/08, avec en explication, les expressions « casse-tête » et « fui de toutoune! » dont il est précisé entre parenthèses qu'il s'agit d'une « exclamation locale »). Le geste peut se retourner sur lui-même, s'enfermer dans ses propres méandres, et jouer avec sa propre contingence, et en jouir. Si affinités... Les labyrinthes du 21/08 cernent une tête de mort et de nombreuses occurences de l'expression « tu vas mourir ». Nulle dramatisation de l'échéance, répétons-le, mais simplement la prudence de se réserver la primeur de la rencontre avec l'impossible lui-même, de ménager des portes à l'évitement, portes ouvertes sur l'évolution ou (un « ou » qui n'est nullement exclusif) l'involution.
Et puis, car c'est là la raison d'être des Carnets, encore et à nouveau, « tourner la page » (lu. 13/12)

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